No sleep last night



Il y a une photo que tu as prise et qui me fait du mal, je la regarde lorsque j’ai envie de m’éloigner de toi, je suis heureux dessus parce qu’à cet instant l’idée me plaît, toi tu as le visage caché par ton Nikon bon marché, j’entends encore le bruit du déclencheur, c'est-à-dire le mouvement du doigt et le moment où tu décides de tout figer - la mort, comme ces photos de condamnés qui fixent l’objectif les chaînes aux poings cent ans plus tôt. Autour de nous c’est assez flou et le souvenir je le réinvente sans cesse, ne m’en veux pas, il y a ce reflet dans la vitrine, une enseigne lumineuse indéchiffrable parce que tu bouges et au fond dans le noir je vois là une paire d’yeux qui nous regarde mais tu me dis que ce sont des poussières sur l’objectif. Cette photo je ne la trouve plus elle doit être dans tes affaires (comprendre : ailleurs). Je me souviens de beaucoup de choses, je me souviens que tu dors collée contre le mur, quelque part la peur de tomber c'est-à-dire la peur du vide (c’est aussi la peur du rien), la main sur un tableau de bord imaginaire, le sein droit pigmenté et veineux écrasé contre la peinture blanche, les cuisses emmêlées comme un échafaudage en métal, les lignes qui s’entrecroisent, surfaces planes et pentes, courbes tendues, le corps comme un territoire fictionnel mutant, un module sexuel lancé à vive allure et les projections de ces positions dans l’espace, ombres contre les murs de l’appartement, rappellent le béton nu sectionné par l’acier des pylônes d’une section d’autoroute horizontale et plate vers des villes abandonnées bâties sur les rives d’une mer immobile et dangereuse, laideur abrutissante d’un paysage de consommation industrielle, fils électriques dans le ciel, brefs arcs-en-ciel sous des ponts suspendus, échafaudages en métal, rivières à sec jonchées de détritus, boue craquelée, bâtiments abandonnés dessinant au loin de véritables organes sexuels imaginaires antiques et béants. Dans l’habitacle mécanique, la surface réfléchissante des bordures chromées me renvoie la rencontre de tes cuisses et du volant. Le contraste est obscène entre les courbes arrondies et la rigide structure minérale de l’habitacle. La main sur le tableau de bord sali, le sein droit sur le cube noir de la boîte à gants ou contre le montant de la portière, les cuisses écrasées contre le verre, géométrie au plus près de la substance organique contre la menace minérale. Saillie des crêtes iliaques lorsque tu changes de position. J’observe ces aplats comme une abstraction ou une science sans usage, ton visage projeté contre les parois et les lèvres pleines étalées et déformées sur les vitres qui articulent au ralenti, le corps étiré, vain, perdu d’avance, morceau de roche érodée sortie de terre encore chaude qui écorche un morceau de mémoire profondément enfoui. Sur les bords de ces paysages de traverse gisent des plages terminales, dunes de sables en mouvement qui menacent de tout recouvrir et qui se déversent à l’entrée des villes comme les vagues d’un océan froid et coupant. Les forces qui font échouer ce désert brûlant ne sont pas seulement dues au hasard. Dans les stations service désertes on peut trouver dans les rayons des barres énergétiques périmées et les boxes réfrigérants laissent écouler tout l’azote liquide par en dessous sur le linoléum fondu. Les cartons de jus de fruit sont recouverts d’une fine pellicule de poussière gélifiée. Sur les murs des formes suspendues au dessus des plinthes en PVC semblent rappeler une scène de fin du monde, révélation rigoureuse que les peaux vont exploser et qu’il n’y avait rien à comprendre écrasée contre la peinture. En fond sonore les publicités pour shampoing supplémentés ou pour une conduite automobile intelligente continuent de diffuser par les hauts parleurs alimentés par des batteries solaires. Je suis une machine en squelette animée dans un univers physique, un mécanisme soumis aux variations de pression barométrique et aux forces pesantes de la gravité, aux vitesses limites de transmission de l’information, aux coefficients de déformations particulaires, et aux poids des masses entre les atomes. Je contourne un immense monticule et je retrouve la voiture la carrosserie léchée par une eau délicate de marée stagnante. La trace de mes pas sur la dune qui s’écoule lentement s’est déjà effacée derrière moi, une catastrophe inévitable. La mer vomit ses algues mortes. Nous n’irons pas plus loin. Sur le siège passager sous un soleil de plomb tu remontes ta jupe, un petit bout de kilt plissé sur les fesses. Les vagues font rouler la minuscule Austin Mayfair noire. Nous dérivons emportés par les flots ou le souvenir. Le contact du tissu sur la peau est en soi une performance de paramètres uniques – une distance entre certains évènements et l’évidence de nouveaux rapprochements. L’asymétrie est là, qui nous enlève – une envie de tout déconstruire. Nous sommes les mêmes tu vois, et c’est juste ce qu’il y a autour qui est fini. Rendors-toi. Dans l’hypothèse où tu existes de ton propre fait maintenant que tu n’es plus là à me supporter inutilement, ton visage sur la photo est cachée par ton vieux Nikon et le bruit du déclencheur me semble un peu rouillé - laisse ce n’est rien.

Bande son idéale: M83 - Run into the flowers (Midnight fuck remix by Jackson)