La surface inexorable



Tu prends un thé sucré bien infusé avec un nuage de lait et la cuillère dans la tasse fait un tintement censément délicieux (tu n’es plus qu’une sale habitude). Je prends mon café noir très fort très brûlant, sans sucre, je fais le plus de bruit possible en aspirant, impossible d’y tremper vraiment les lèvres encore. Il y a là une vraie discordance sonore. Il y a là une vraie distance si on veut être honnête – tu sais que je fais ça pour toi. Dans cette structure qui se crée, l’espace est coupé en deux, c’est la discontinuité des choses que veux tu, je suis dans ton corps à toi à regarder par tes yeux. Aussi il y a un espion en moi à cet instant précis qui te regarde et qui est sur le point d’agir.
Je jouis d’être un objet étranger à moi-même : ce que je veux désormais, c’est tout ce qui peut survenir pour cet autre qui a pris ma place et dont la solitude ne m’appartient plus. Cet animal entre nous, c’est un outrage à la réalité. Ne m’interromps pas s’il te plait. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de te convaincre.
Je te parle maintenant comme si ce n’était pas toi. Je veux te comprendre de fond en comble. Dans le métro tu lis Sade. Ce qui t’étonne c’est une piscine en forme de rein. Tu joues de l’harmonica sans savoir avec ta bouche en soufflant sur un peigne. Si je me laisse pousser la moustache tu n’aimes pas. Si je t’attache tu aimes assez. Ça dépend tu dis, ça peut se comprendre mais tu dois te mettre à ma place aussi et je ne dois pas m’arrêter à ces détails. J’aime ça quand tu pleures par exemple c’est très beau, ce qui me plait surtout je crois c’est tout ce qu’il faut faire pour que tu pleures. Tu n’es pas une fille fragile. Ton corps est considéré comme une porte d’entrée. Mettre le pied dedans en quelque sorte.
Exploiter toutes les situations au maximum des possibilités. Les lumières du tableau de bord clignotent, je cherche la même chose dans tes yeux. Le cuir fondu du siège arrière coule sur tes cuisses comme de la cire noire et épaisse. Les capacités de torsion du volant ne sont pas infinies. La route est un orgasme immense et qui ne s’arrête pas. Les équipements autoroutiers sont les organes d’un corps allongé. Avec méthode nous explorons : lignes blanches, perpendicularités, irruptions géométriques, découpages circulaires de l’espace, embranchements, séparations, tangentes aux plus près, le bitume décidé et brûlant est la peau rigide sous un ciel argent, l’air est irrespirable, des échangeurs soudain, des axes rotatifs à distribution centrifuges et aux bras qui filent vers des dispositions externes, la vitesse et le bruit du moteur, le caoutchouc des pneus au contact, c'est un orgasme impassible, lent, abandonné, et sur toute la surface du corps des objets métalliques lancés à pleine vitesse les uns contre les autres selon un angle d’attaque réputé maximal, ou bien contre un poteau de béton rigide coulé là par des bêtes mécaniques aux bouches hurlantes, des paysages de fin du monde à chaque bifurcation, des zones désertées, arides - ça prendra le temps qu’il faudra, nous tiendrons compte de toutes les propositions, changements de direction, chercher son chemin sur un plan dans un abris bus, et tout ce qui s’ensuit en bord de route.
J’apporte des améliorations au programme sur la moquette épaisse et impropre d’une chambre de motel - les palles du ventilateur au plafond tournent lentement et de manière hypnotique. La fumée de nos cigarettes danse dans la lumière rouge qui clignote de façon imprédictible comme un signal d’alerte subliminal et stroboscopique.
J'imagine aller au bout de tout, ce que tu me demandes et je veux le faire vraiment, fidèlement, honnêtement, totalement. Je veux rentrer dans ta tête et étaler ton cerveau sur le lit. Les murs craquelés de la chambre nous regardent (une certaine idée de l’éternité). Si nous survivons à ça je continuerai certainement de temps en temps à vouloir t’attaquer par surprise du bout du couteau ou bien à tenter de te passer par la balustrade en continuant à t'aimer physiquement jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Une autoroute de pureté absolue s’ouvre en deux devant nous.


Bande son idéale: Modeselektor - 20000007 (featuring TTC)