La substitution des faits


Voilà c'est nouveau, ça devait arriver je ne dors plus. Je me lève après une bonne suée, je regarde par la fenêtre la nuit en plein cœur, sans allumer la lumière j'écoute les bruits de la rue jusqu'au petit matin.

2h12. Dans le calme et le silence de ces heures ignorées, une piqure de réalité dans le rêve: les voitures pressées du bout de la nuit vers quelque part  –  tout est possible -  les promeneuses solitaires, aux talons plaqués au sol, les ivresses verbeuses d’autres attardés qui jouent librement comme leur propre jazz polymorphe par leurs intonations subites sur un rythme de fond sirupeux de voix traînante. 

3h34. Dans le semi sommeil qui se refuse, la perception des choses semble désaxée. Des pensées en flash, des images distordues, des plans de ville, des corps étirés aux mâchoires ouvertes se succèdent et viennent s’interposer. La perception de la réalité, c’est la perception de sa propre vérité. Voilà où j’en suis. Je m’allume une cigarette. J’ouvre la fenêtre. La lumière des lampadaires diffuse et orangée, puis en s'habituant plutôt jaune et vieillie, donne une impression de papier brûlé.

4h52. La rue n'est pas immobile. Plusieurs plans se superposent. Tout est confondu, la veille et la nuit, le rêve et le bêton, le vent et la pierre. C'est comme une mélodie que je connais mais légèrement différente je me dis,  je tends l'oreille mais ça ne ressemble pas à mon souvenir. C'est comme un état second, dans la pièce les visages sont familiers mais on ne se connait pas. C'est plus grave que de ne pas savoir où l’on est je me dis. Je me tourne vers toi.

5h27. Tu dors dans le lit, un sommeil magnifique, immobile et profond, comme un soleil au repos. Tu es ma constante physique je me dis. Quand tout me semble déplacé, faux et obscène, tu es la seule chose qui m'apaise et qui me rattache à la réalité. On devrait toujours t'avoir sous la main je me dis. Mais je veux te donner toute la liberté, pour toi. Je veux te regarder sans y penser. C’est plus compliqué que ça tu sais. Le fait que tu existes aussi m’invente des souvenirs à rebours, comme un mécanisme d’un rêve : tout ce que nous aurions pu en quelque sorte. Ce que tu es hors de moi m'annule car je n'en suis pas la cause - émotions d'insecte précipitées à toute vitesse contre une paroi de verre. Quand tout cela va t’il finir? Tu vas me répondre ?Ouvre ta bouche, fais en sortir des mots. Tu serres les mâchoires et tu fais grincer tes dents. Tu abîmes ton émail je me dis, mais tu ne t'en rends pas compte.

5h56. Ton cul est la seule force crédible à cette heure ci, ou disons la seule chose que je veux bien admettre. Mes yeux se sont habitués au noir. Ta culotte en coton te rentre entre les fesses. Tu as pris toute la place dans le lit, c’est tout naturel je me dis, tu dors la tête posée sur mon oreiller. Les jeux de lumière depuis le dehors dessinent des ombres sur le mur au dessus de toi et tu dors à l’abri sous une forme qui ressemble à un sycomore. Tu attrapes en rêve entre tes bras quelque chose qui n’est pas là, mais toi tu le vois. Tu es où ? Tu es avec qui ? J’arrive tout de suite. J’entends du bruit. Tu n’es pas seule ? Fais-moi une place. Si je me concentre assez tu devrais finir par sentir mes yeux posés sur tes seins comme le bord de la lame d'un couteau double face.

6h24. Je prépare du thé. Les feuilles infusées soupirent lascivement comme une femme dans l’incubateur en se déplissant. Je me concentre pour ne pas me branler tout contre ton  visage, malgré toute la tendresse que je te porte je suis capable d'en arriver là pour manifester ma présence. Tu sembles ignorer l'espace dans lequel je vis toute entière à trembler et à rêver, c'est beau, c'est insupportable, je découvre tes cuisses, je passe la main au dessus de toi, juste au dessus à moins d'un centimètre, je veux t'effleurer sur toute la surface du corps, comme un élan avant de plonger en toi pour te rejoindre.



Bande son idéale: Dajsad - I was made for loving you.