Le purgatoire des sens



Je te suis partout où tu vas. J’aime te regarder de loin, le jean rentré dans ton cul et le port de tête immobile malgré les hanches ballottées par les changements de direction, le bruit appuyé de tes talons sur le sol qui frappe tout la rue, la mécanique ondulatoire de tes épaules qui te donne l’équilibre et la grâce d’une machine discrètement érotique, les petits coups d’œil brefs quand tu traverses, et ta façon de ne pas regarder les hommes que tu croises surtout, de ne pas te mordre les lèvres, de ne pas te retourner, de ne pas évaluer mentalement ce que tu pourrais trouver comme plaisir si tu devais les suivre dans une chambre sous les toits, ou ce qui t’arriverait si tu te laissais inviter à chaque occasion.
Je m’approche, pas trop, je te laisse t’éloigner, je fais semblant de te perdre. Tu t’arrêtes devant une vitrine et dans le reflet surajouté du verre tu pourrais me surprendre adossé à un poteau indicateur, à faire semblant de fumer jusqu’à ce que tu reprennes. Tu sais sans doute que je suis là, pas loin, à attendre le bon flux de subjectivité pour te sauter au cou. Tu dois bien sentir ce poids sur tes reins qui appuie et qui voudrait te travailler à distance. Tu ne montres rien. Peut-être que c’est ce qui te plait, cette indétermination un peu forcée, cette absence d’évidence, c’est une façon de vouloir ressentir comme si c’était égal, et qui te permets de simuler la surprise.
Je t’impose mentalement toute sorte de partenaires, des adolescents à peine pubères et encore imberbes jouissent pour la première fois dans ta main sous un porche un peu honteux, des vieillards que tu ramènes chez toi presque de force trouvent encore l’énergie de te monter dessus par derrière sur le pallier et de t’agripper à pleines mains, cette image de toi allongée sur une table branlante dans un sous sol, saillie par quelque chose d’épais et gras dans une atmosphère enfumée revient souvent aussi, je suis au dessus de toi dans cette peau imaginaire, derrière toute la laideur possible et tu te laisses aller, rendue, les yeux fermés et les seins balancés de haut en bas par le mouvement que je t’impose, il n’y a pas d’issue, il n’y a pas d’alternative, je te fais l’amour comme un corps immoral jusqu’à t’user, tu ne le sais pas mais c’est moi, regarde, si ça c’en est pas ?
Je ne peux pas m’empêcher, si tu crois que ça m’amuse, c’est aussi quelque chose à quoi je m’oblige pour me libérer de toi et pouvoir enfin te voir comme tu es, mais aussi telle que tu pourrais être, c’est à dire celle que tu n’es pas. C’est te désirer pleinement, complètement, de façon globale et inimaginable, de façon multiple, tu comprends ça n’est-ce pas ?
C’est un psychodrame et j’ignore tout de sa résolution. Je ne sais pas comment je dois réagir quand je te vois revenir de ces épisodes mentaux. Comme d’habitude, tu n’es coupable de rien, ton innocence est une marque de fabrique, il va te falloir trouver autre chose.
Je t’observe avec une attention absolument minéralogique, je t’observe comme un évènement. On peut rester longtemps comme ça. Je commence à croire que tu es un élément formatif. La rue s’anime différemment sur ton passage. Dans la foule ton corps est différent. Je ne peux pas croire que tu ne sens pas le désir partout autour de toi. Tu sais bien qu’il te suffirait d’un geste, et ce geste c’est ce que tu es. C’est cette distance qui te sépare de tout, et qui te conserve assez vierge malgré ce que je sais dans un monde saturé. Rien n’est aussi vrai pourtant que ce que j’imagine. Non loin des files d’automobiles, la lumière découpée par les bâtiments s’aplatit, les ombres s’allongent, sortent du vide, s’enroulent autour de tes cuisses. Devant toi, un accident de voitures carambolées est une promesse érotique - les entrailles surchauffées sont mises à nu sous le soleil brûlant, le capot est partiellement embouti, le pare choc est déshabillé par la violence et abandonné là sur le béton comme un sourire édenté et satisfait, mais c’est aussi quelque chose qui ne pourra pas être modifié, comme une insulte irrémédiable, ou la réalisation la plus aboutie du désir, un orgasme qui ne pourrait plus finir.


Bande son idéale: Black Lips - Italian sexual frustration