Traversée du moment opportun

Soirée Crème de cassis sur la péniche Black code entièrement décorée noire et pourpre pour l'occasion. Elton est là incognito. Des allées de bougies depuis le quai jusqu'aux salons intérieurs en marge du velours noir des tapis. Musique baroque majestueuse. Les valets ont les jambes nues et parfaitement épilées. Sloane ressent d'étranges vibrations lui remonter l'échine, allongée négligemment au cœur d'un sofa profond où elle se laisse glisser comme dans un gant de nuit. On devrait toujours être comme ça dit-elle: entre silex et flotter sur l'eau. Puis elle s'extrait du mol comme on sort d'un puits. Michel Michel est dans le triplex d'une ancienne animatrice TV dans le XIIe, où il côtoie l'essentiel du monde des médias. Au fur et à mesure qu'on gravit les étages, les invités semblent perdre toute inhibition. Il est question d'y faire un saut avant minuit, puis de se rendre chez C, poétesse et maitresse dominatrice, épouse de chanteur sexagénaire dont la disparition prochaine est affichée partout dans la ville, sorte de tournée d'adieu ou d'anticipation. La nouvelle année qui frappe à la porte sonne un peu comme une promesse violente. Son visage, sa voix, sont déjà gravés dans la mémoire collective, posthume de son état. C'est alors aux douze coups toucher un peu l'histoire du doigt, cet impalpable qui s'échappe encore mais qu'on attrapera par la queue tous ensemble en se pressant les lèvres, avec en souvenir précipité l'inévitable à venir. Mais rien ne se passe comme prévu. On sonne. On cherche des visages familiers ou célèbres parmi les convives. C'est la soirée Cul de poule, célèbre club entremetteur parisien, dans un immense appartement avec fontaine intérieure et salons privatifs. Dans la précipitation, de lieu en lieu, de place en place, on s'est trompés d'adresse. On reconnait un ancien humoriste à moustache et un homme d'affaire en fuite. Ces milieux sont confidentiels. Sloane livre une de ses Jennifer en pâture. Nous la suivons. Dans le long couloir étroit, derrière les rideaux de satin rose, on devine des arrangements voluptueux dont les frottements capiteux sont parfaitement perceptibles. Un vent tiède fait voleter le tissu, épousant par ses contours un mouvement silencieux lent et pendulaire: l'imagination qui se joue, et le culte est abondamment fourni. Des corps aux formes allongées et mêlées se multiplient et s'enlacent dans la lumière diffractée des lustres en cristal. Un exemplaire complet d'amour dense, qui donne à chacun l'envie de participer dans un style un peu particulier. Des femmes nues recouvertes de peinture dorée s'occupent du service et de la visite guidée, dans l'obscurité qui nait à mesure que l'on s'enfonce, à tâtons. De petits bouts de peaux partout sur le chemin. D'autres petits bouts de chemin partout sur la peau. Des molécules passent de l'un à l'autre. Il n'est plus question de partir. Le champagne est délicatement perlé. Une manière comme une autre d'enjamber l'année. Des amis perdus. De nouveaux amis aussi. Personne n'est sûr de ne pas imiter quelqu'un sans le savoir. C'est une soirée comme une autre.

Bande son idéale : Medeski Martin and Wood - Uninvisible